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1 jour / 1 œuvre

09.04.2024
Dieudonné Cartier

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DIAGRAM (SOLOW). 2021.
Frottage sur béton, pastel “gold”, édition de 5. 40 x 50 cm.

DIAGRAM (BAUMOL). 2021.
Bas-relief en béton, cadre en bois. 40x50 cm.

Issu de la série DIAGRAM, ce multiple est réalisé par frottage au pastel dorée d’une matrice en béton, représentant un model “abstrait” de théorie économique sous forme de diagramme.


Photo © Jean-christophe Lett

Biographie de Dieudonné Cartier :

 

Dieudonné Cartier est né en 1988. Diplômé de l’École Supérieure des Beaux-Arts d’Angers en 2012, il vit et travaille à Tours depuis 2018. Son travail a fait l’objet d’expositions personnelles dans divers lieux d’exposition à Paris, Bruxelles et Melbourne.

« Depuis une dizaine d’années, Dieudonné Cartier interroge les divers principes de production, de reproduction et de diffusion des œuvres à travers l’édition, le multiple, ou dans des installations intégrant la documentation et l’archive. À travers ces multiples modes d’apparition de l’œuvre d’art, il en interroge le statut et la valeur, replaçant la création au sein des logiques économiques et du travail qui participent à son existence.
En 2014, il crée le projet The Office of Gravitational Documents qui prend la forme d’un bureau de recherche pour constituer une archive des processus et des protocoles de création dans l’histoire de l’art. Plus récemment, l’artiste a initié une réflexion sur les relations entre protocoles scientifiques et processus de création. En 2018, il a notamment présenté au château d’Oiron un projet s’appuyant sur les méthodes scientifiques de l’archéologie.
Pour son exposition Fragment 91 au Centre de Création Contemporaine Olivier Debré à Tours (à voir jusqu’au 16 juin 2024), Dieudonné Cartier prolonge cette relation entre art et science, techniques scientifiques et processus de création, mathématiques et abstraction. Abordant l’exposition comme un laboratoire, il développe un projet inédit qui explore la question très contemporaine des datas et du flux de données numériques. L’eau de la Loire est ici envisagée comme la matière première et vivante de ces recherches. »

– Jean-Baptiste Carobolante, Revue Laura.

« Depuis la naissance de la modernité, les pensées économiques dominantes ont toujours théorisé la richesse en réifiant le vivant. Depuis plusieurs siècles, le profit est planifié à partir d’une négation de l’humain, de son lot de souffrance, de ses limites physiques et psychiques. Notre ère s’origine dans une rationalisation basant ses stratégies sur une croyance : celle de la disparation de la contingence. C’est-à-dire que nous vivons un moment de l’Histoire où le réel doit obéir à des schémas mentaux, une époque où rien ne doit se mettre entre une volonté et sa réalisation. Or, il est urgent de replacer cette idée de contingence au centre des réflexions, et donc ne jamais oublier que tout effort de production relève d’un travail. Le labeur est de plus en plus disséminé au sein de la vie, et nous nous persuadons qu’il n’est qu’un moyen en vue d’une fin. Nous le cachons, finalement, derrière le capital. Le travail est réduit à ce qu’il rapporte, il n’est plus ce qui le définit, ni ce qu’il nous fait.
Il s’avère qu’une activité précise, le travail artistique, est peut-être la plus à même de nous permettre cette réflexion. C’est du moins ce que réalise la pratique de Dieudonné Cartier. Au regard de son œuvre, qui ne cesse de mettre en scène le travail, nous comprenons que ce dernier est indissociable de la notion de valeur. Travailler, c’est d’abord valoriser une matière première pour réaliser une plus-value. Travailler, c’est ensuite comprendre l’impossible coïncidence entre le temps et la force de travail d’un côté, et la valeur de l’objet produit de l’autre. Travailler, enfin, c’est précisément créer des biens, qui se devront ensuite de circuler.

La nouvelle série de l’artiste, DIAGRAM (2021), est à ce sujet exemplaire. Il s’agit de bas-reliefs en béton s’offrant à notre regard comme des pierres tombales ou des monolithes archaïques. Tous nous montrent des diagrammes que nous avons vus tant de fois sans jamais ne les comprendre. Sur l’un d’eux est inscrit en en-tête : "Solow Growth Model Diagram (1956)." C’est bien d’économie qu’il s’agit, mais aussi donc de croyance. Le modèle de Robert M. Solow, achevé en 1956, est l’un des outils de base de la théorie économique de la croissance. Il affirme, courbes à l’appui, qu’il est possible d’établir une règle pour maintenir un niveau de développement constant à long terme. Ce modèle, toujours appliqué, repose pourtant sur certaines données déconnectées de la réalité matérielle. Qu’importe, il demeure un pilier de nos modes de production. Cette phrase, d’abord gravée au laser sur le moule, fait de l’œuvre un marqueur temporaire et en même temps un signe de mortification de nos modèles économiques. À la vue de cette nouvelle œuvre, mais aussi d’autres pièces de Dieudonné Cartier, nous comprenons que ce qui est central dans son travail, c’est d’envisager que tout objet artistique est de fait concerné par les usages capitalistes. L’artiste, lui aussi, est un "producteur", il n’est jamais hors-sol, il n’est jamais en marge, mais est toujours directement lié aux modèles de production qui sont ceux de son époque.
L’artiste ne traduit pas le diagramme, il n’explique pas à quoi correspondent les différents repères. Ce qu’il place sous nos yeux, c’est la spectacularisation de la pensée productiviste, et donc du travail. Derrière cette courbe abstraite (dans tous les sens du terme), est dissimulée l’idée que la finalité prime sur les moyens. Ses derniers peuvent, et doivent, être adaptés ; qu’importe la contingence. Le travail doit obéir à une image schématique. En nous présentant ainsi le diagramme, en en faisant un marqueur temporel proche de la stèle du Code de Hammurabi visible au Louvre, l’artiste en fait un artefact uniquement regardable et non plus lisible. Il le réduit à une œuvre d’art, et par là même il cherche à redéfinir celle-ci en tant qu’objet de valeur. L’œuvre d’art doit-elle être lisible ? Où n’est-ce qu’un objet offrant une valorisation économique ?

Nous arrivons à un aspect déterminant du travail de Dieudonné Cartier : la mise en scène quasi magique de la valeur. C’est-à-dire que l’objet produit par le travail, donc aussi l’œuvre d’art, n’est pas directement auratique, mais que c’est tout un catalogue de dispositifs qui lui donne sa valeur. Nous le disions, les œuvres de la série sont proches du monolithe ou de la pierre tombale. Il s’agit d’œuvres qui conduisent le capitalisme vers l’idée d’éternité, afin que nous puissions nous interroger sur sa possible mort. D’autres œuvres de l’artiste jouent également avec cette sacralisation. Pensons à sa série An_exhibition_in_a_frame qui consiste, à chaque fois, en une opposition entre deux ou plusieurs éléments au sein d’un même cadre présentant un léger angle de profondeur. Les images d’archives deviennent alors des supports de réflexions sur l’histoire de l’art, sur le capitalisme, ou sur des faits politiques. C’est notamment le cas de Brancusi & Duchamp (un oiseau ?) (2014), opposant l’œuvre L’Oiseau dans l’espace de Brancusi à Why not sneeze de Marcel Duchamp. Deux œuvres qui, historiquement, ont été liées à des débats sur la définition de l’objet artistique, et donc sur la valorisation d’un objet par le simple fait de le déplacer de la sphère des objets communs à celle des œuvres d’art.
Ou encore, prenons exemple sur l’une de ses œuvres récentes, Artificialia & Mineralis (laboratoire archéologique) (2018). L’artiste a travaillé avec des archéologues afin de montrer, au sein d’un dispositif complexe, leurs différents croquis et leurs notes qui ne sont jamais mis en avant. Mais surtout, il présente tout ce que ces derniers ne peuvent retenir comme éléments scientifiques exposables (os trop petits pour être analysés, par exemple). En présentant le hors-champ de la recherche scientifique, il s’agissait ici aussi de questionner la finalité du travail : un objet archéologique n’a de valeur muséale que s’il est suffisamment spectaculaire. Il s’agit donc, pour Dieudonné Cartier, de créer des dispositifs les plus précis possible pour faire accéder des objets sans valeurs (archives, rebuts archéologiques, mais aussi objet de décoration en résine) à une "esthétique de l’éternité."

Alors que la valeur peut être créée par un simple geste de capitalisation, Dieudonné Cartier l’accole, dans un autre répertoire de gestes, directement à l’activité de production. Une exposition de l’artiste consiste souvent à le voir venir installer son bureau au sein de l’espace et à le regarder travailler, produisant des objets devant nous. Les différentes éditions et affiches avec lesquelles nous repartons ne sont que la finalité marchande d’une pratique plus complexe consistant, justement, à le voir produire. Il en va ainsi de son œuvre w=c+l=c+v+s (2014) qui reprend directement une formule marxiste pour l’incarner : sur le temps d’ouverture de la galerie, c’est-à-dire sur une journée de travail, l’artiste lit le Capital de Karl Marx. Le lendemain, il déchiquette le travail de la veille (les pages qu’il a lues) pour obtenir une matière première. Puis, à la fin de l’exposition, avec ces fragments, il réalise une feuille de papier sur laquelle est inscrite la formule de Marx. Le travail, c’est de la plus-value, et donc du capital. Être artiste c’est prendre conscience que chacun des gestes que l’on réalise est concerné par les théories ayant rationalisé la production pour en faire une activité au profit maximal. L’objet n’a jamais la valeur du labeur l’ayant vu naître, encore moins l’objet artistique, qui incarne même cette différence.
Il en allait de même dans son exposition/performance The Office of Gravitational Documents #Fax. Sur tout le temps de l’exposition, aux heures d’ouverture de la galerie Laurent Muller, l’artiste reçoit des fax de collaborateurs à partir desquels il confectionne le catalogue. Nous repartons avec l’objet entre les mains en nous demandant ce qui fait œuvre et ce qui fait archive, c’est-à-dire en nous interrogeant sur la localisation de la valeur, donc du capital.

À ce sujet, et comme nous l’avons dit, alors qu’une partie de la pratique de Dieudonné Cartier relève d’une fixation sacrée de divers éléments, une autre grande catégorie de ses œuvres consiste à envisager l’œuvre d’art comme un semi-objet, c’est-à-dire comme un objet transitionnel. À l’instar de l’édition #Fax, de nombreux objets de l’artiste sont des biens mis en circulation à la fin d’un travail mis en scène durant l’exposition. Les trois phases du projet The Office of Gravitational Documents #Neptune (2016-2017), auxquels nous avons eu la chance de directement collaborer, sont ici exemplaires. Il s’agissait tout d’abord d’une exposition durant laquelle notre activité de recherche était mise en scène et où nous préparions des œuvres vouées à être éditées. Puis, lors d’une seconde exposition, ces œuvres étaient montrées et le travail d’archivage était performé. Enfin, une troisième exposition était uniquement vouée à la présentation et à la vente de l’édition finale. L’ensemble du projet, s’étalant sur plusieurs mois, mettait en scène l’ensemble de la production, des premières réflexions jusqu’à la vente, et sa nécessaire création de profit par la mise sur le marché d’un objet commercialisable.
La série Diagram est également concernée par ces questions de circulation. Le bloc de béton que nous voyons est aussi une matrice permettant de produire des multiples. L’artiste s’en sert comme d’un support pour venir gratter des feuilles à l’aide d’un crayon doré, feuilles qui seront, bien sûr, mises ensuite en circulation. Le diagramme abstrait est alors autant un motif de décoration qu’un mantra mis en pratique : l’œuvre d’art que l’on conserve, et à partir de laquelle on spécule, est celle qui nous permet de produire de la rentabilité.

Nous le disions en introduction, le travail de Dieudonné Cartier prend ses racines dans une réflexion profonde sur le travail. Sa pratique ne cesse de le mettre en scène afin d’en questionner sa représentation et ses finalités. En ce sens, il se situe toujours à la frontière d’une activité performative, d’un travail documentaire et de propositions purement formelles. Ce qu’il réalise finalement, c’est une théâtralisation des gestes productifs, une sacralisation des données, une objectivation de phénomènes historiques, un agencement de restes politiques. Diagram (Solow) en est un parfait exemple : à la fois formule véritable d’un théoricien de la croissance, pierre tombale fictive d’un système à bout de souffle, et matrice réelle pour perpétuer un geste artistique. Si le capitalisme est autant un système économique et social qu’un modèle de croyance, alors seules une spéculation sur son vide transcendant et une mise en scène de ses modes de production peuvent nous permettre de le penser. »

– Jean-Baptiste Carobolante, 2021. DIAGRAM — Réflexions sur la pratique de Dieudonné Cartier, Laura Revue n°29 (p. 12 à 15).

Le travail de Dieudonné Cartier sera présenté lors de notre exposition “He Needs Me. 30 ans de la Collection Veys-Verhaevert.”

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